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18.10.16 – lecture


L’un de ses amis ayant un soir (l’auteur rappelle que Nietzsche en son temps ne s’étonnait pas moins) jugé curieux que des gens normaux, intelligents, puissent croire à un truc aussi insensé que la religion chrétienne, Emmanuel Carrère, troublé, se replonge et nous plonge dans les trois années au cours desquelles il fut un chrétien fervent — sur cette crise, qui occupe un cinquième environ du livre, une seule réserve de ma part, qui frelate quelquefois (mais trop peu pour la gâcher), ma lecture de l’auteur de L’Adversaire : sa tendance à exagérer l’autocritique estimable, autrement dit à tartufier malencontreusement ses efforts. 

À ce témoignage succède une enquête consacrée aux origines du christianisme, largement centrée sur les tribulations de Paul et de Luc, sur leurs rôles respectifs dans la diffusion de la religion neuve. Mes connaissances trop minces m’empêchent de trancher sur le fond mais, d’une part, de plus ferrés que moi en saluent le sérieux (quoique tous les avis ne convergent pas — le sujet se prête peu à l’accord), d’autre part, Carrère joue franc-jeu : [Je dois me] rappeler que si je suis libre d’inventer c’est à la condition de dire que j’invente, en marquant aussi scrupuleusement que Renan les degrés du certain, du probable, du possible et, juste avant le carrément exclu, du pas impossible, territoire où se déploie une grande partie de ce livre. En résulte un récit pérégrin, riche en suspense, en rebondissements (d’autant plus pour l’ignare dans mon genre, qui écarquille les yeux) l’auteur depuis toujours sait conter et ici nous balade, sans que jamais l’on regimbe, dans une vaste portion du bassin méditerranéen. Quant à sa présence au cœur des textes, inaugurée en 2007 avec Un Roman russe, elle ajoute à mon plaisir — j’aime voir Carrère entrer dans son cadre (il analyse, émet des hypothèses, nous ramène, le temps d’une anecdote, au présent immédiat, défait de loin en loin les décors qu’il a dressés, se prend pour Luc, considère, avec l’œil de qui l’a perdue, la foi chrétienne des premières années ou d’aujourd’hui, revient aux Écritures, aux historiens, aux exégètes) : C’est comme quand on tourne un documentaire. Soit on tente de faire croire qu’on y voit les gens « pour de vrai », c’est-à-dire comme ils sont quand on n’est pas là pour les filmer, soit on admet que le fait de les filmer modifie la situation, et alors ce qu’on filme, c’est cette situation nouvelle. Pour ma part, ce que dans le jargon technique on appelle les « regards caméra » ne me gêne pas : au contraire je les garde, j’attire même l’attention sur eux. Je montre ce que désignent ces regards, qui dans le documentaire classique est supposé rester hors champ : l’équipe en train de filmer, moi qui dirige l’équipe, et nos querelles, nos doutes, nos relations compliquées avec les gens que nous filmons. Un registre narratif qu’il commente d’ailleurs (propos gigognes, structure matriochka) : Je ne prétends pas que c’est mieux. Ce sont deux écoles [la sienne et la méthode en l’occurrence employée par Marguerite Yourcenar dans les Mémoires d’Hadrien], et tout ce qu’on peut dire en faveur de la mienne, c’est qu’elle est plus accordée à la sensibilité moderne, amie du soupçon, de l’envers des décors et des making of 

Bref, j’ai gobé d’un trait, avec le mélange de gourmandise intellectuelle, d’appétence conjointe pour le détail et l’épopée — celle, dans le cas présent, d’un guérisseur rural qui pratique des exorcismes et qu’on prend pour un sorcier — qui caractérise à tout coup ma lecture de Carrère, ce Royaume auquel, sans italiques cette fois, l’auteur, parce qu’il est né avec une cuiller d’argent dans la bouche (ce dont il a le bon goût de ne pas s’excuser), doute d’être jamais promis si tant est qu’il existe. 

Le style ? Il est vrai qu’aux yeux des amateurs d’une certaine avant-garde, Carrère, bien qu’édité par Paul Otchakovsky-Laurens, passe fréquemment pour trop conventionnel. Cela ne me dérange pas — lui non plus qui, en bon moderne, […] préfère l’esquisse au grand tableau, mais avalise dans le même temps, et sans rougir, ce « style coulant, cher au bourgeois », que vomissait Baudelaire. […] C’est plus fort que moi : ce que j’aime, ce qui me rassure et me donne l’illusion de ne pas perdre mon temps sur terre, c’est de suer sang et eau pour fondre ce qui me passe par la tête dans la même matière homogène, onctueuse, riche de plusieurs couches superposées, et de ces couches je n’ai jamais assez, en bon obsessionnel j’ai toujours le projet d’en passer une de plus, et par-dessus cette couche un glacis, un vernis, que sais-je encore, tout plutôt que laisser les choses respirer, inachevées, transitoires, hors de mon contrôle. Dont acte, et régalons-nous.

CARRÈRE, Emmanuel. Le Royaume. Paris : P.O.L., 2014. 640 pages 

PS mesquin : comparaison n’est pas raison mais, pour la plupart, celles dont use l’auteur afin qu’on voyage mieux dans la première moitié du premier siècle de notre ère font mouche, les anachronismes nous mettent les yeux en face des trous… à une nuance près : les analogies réitérées avec l’URSS, quand on est fils de qui l’on sait, font forcément sourire quelquefois le lecteur.

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