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17.05.16 – (in)citation

 Charenton-le-Pont, 10.12.15
© Danièle Momont

« Et qu'est-ce qui m'empêchait de renverser les barrières et d'inonder la page ? Pendant des années et des années, je n'avais cessé d'amasser comme un avare, d'emprunter ceci ou cela à mes maîtres bien-aimés, les cachant comme des trésors, oubliant où je les avais fourrés, et en cherchant toujours davantage, encore et encore. Au fond de quelque puits obscur et oublié étaient enterrées toutes les pensées et les expériences que je pouvais réellement appeler miennes, et qui étaient certainement uniques, mais que je n'avais pas le courage de ressusciter. Quelqu'un m'avait-il jeté un sort pour m'imposer de travailler avec deux moignons arthritiques au lieu de deux poings solides ? Quelqu'un était-il venu se pencher au-dessus de moi pendant mon sommeil en murmurant : “Tu ne feras jamais cela, jamais tu ne le pourras !” [...] Ou étais-je encore au stade du cocon, un ver pas encore assez enivré de toute la splendeur et de toute la magnificence de la vie ?
Comment savoir s'il s'envolera un jour, s'il se mêlera à toutes les créatures ailées et ira se perdre dans les hauteurs frissonnantes de la lumière ? Impossible. On ne peut qu'espérer et prier et se frapper la tête contre les murs. Mais “il” sait. Il peut attendre son heure. Il sait que toutes les erreurs, tous les détours, tous les échecs et les frustrations seront mis à profit. Pour naître aigle, il faut s'habituer à l'altitude ; pour naître écrivain, il faut apprendre à aimer les privations, les souffrances, les humiliations. Et surtout, il faut apprendre à vivre en marge. Tout comme le paresseux, l'écrivain s'accroche à sa branche tandis qu'au-dessous de lui la vie jaillit, incessante, tumultueuse. Quand il est prêt, ploc ! il tombe dans le flot et la bagarre pour la vie.
[...]
J'avais maintenant tout le temps de divaguer ainsi du matin au soir ; ces idées surgissaient autour de moi comme des peupliers tandis que je parcourais les rues en quête d'inspiration, ou lorsque je posais la tête sur mon oreiller pour me noyer dans le sommeil. “Quelle merveille que de vivre en littérature !” me disais-je parfois. Ce monde intermédiaire où foisonnaient des branches qui se pénétraient et s'entrecroisaient. La douce activité associée à mon “œuvre”, loin d'épuiser mon énergie, la stimulait encore. Je bourdonnais inlassablement comme une abeille. Si je me plaignais parfois d'être épuisé, ce n'était jamais de trop écrire, mais de ne pas être en état d'écrire. »

(Henry Miller, Nexus, trad. Roger Giroux)

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